Chapitre 7: L’UIT, depuis 1865 "l’élément vertical"

 

Ce septième article de notre série sur l’histoire des constructions internationales à Genève raconte l’installation de l’Union internationale des Télécommunications (UIT) à la Place des Nations. Il montre la première tentative d’application du plan d’aménagement de cette place conçu par André Gutton et les contraintes qui en ont découlé, pour les architectes et les usagers. Tout a été rapetissé mais au final, avec sa barre et sa tour, l’UIT participe à la rupture esthétique du modernisme architectural dans le quartier international.*

 

L’Union internationale des télécommunications est arrivée à Genève en 1948, venue de Berne, son siège historique depuis 1865. Au fur et à mesure de l’invention des nouveaux moyens de communication, l’ancienne «Union télégraphique» s’est vue confier la négociation des normes qui allaient en assurer la coordination fonctionnelle. En 2015, cent cinquante ans après sa création, elle était au cœur du système normatif qui connecte le monde entier, espace et océans compris. Du point de vue de son importance pratique, c’est une grande puissance : elle organise la concertation et les marchandages techniques des moyens de communication entre les 193 Etats qui en font partie et les 700 organismes publics ou privés qui lui sont associés.

La majestueuse statue inaugurée en son honneur à Berne en 1908 disait les promesses de la télégraphie. Promesses si bien tenues et même si dépassées aujourd’hui qu’aucun monument ne saurait rendre compte de la somme des réalisations. On a tardivement bâti, pour cette UIT tentaculaire, une tour, mais si timide dans le paysage que son pouvoir de représentation reste bien en deçà de la portée du travail qui s’y déroule tous les jours. Cette tour est d’ailleurs, à elle seule, le condensé des problèmes urbanistiques de la Genève internationale : problèmes d’emplacement, problèmes de taille, problèmes de formes et problèmes de prix.

 

Chapter 7

Le premier bâtiment de l'UIT dû à l'architecte Genevois André Bordigoni inauguré en 1962    
© FIPOI

 

Quand l’UIT rejoint l’ONU à Genève à titre d’organisation spécialisée, rien de sûr n’est prévu pour l’accueillir. Elle entasse ses fonctionnaires dans des locaux dispersés en attendant de se trouver un toit. Elle ne tarde pas à se plaindre de l’inconfort de son installation et de la lenteur des décisions. Toutes sortes de solutions sont envisagées jusqu’à ce que surgisse en 1956 celle qui fait consensus: ce sera un bâtiment construit et loué par le canton de Genève, avec une option d’achat à moyen terme. L’UIT insiste pour que sa façade donne sur la Place des Nations. Funeste demande quand on connaît la suite. Le projet ne donne pas lieu à un concours. C’est l’architecte André Bordigoni, membre de la Commission d’urbanisme du gouvernement genevois, qui reçoit le mandat. Comment construira-t-il ?

L’année 1956 est celle du concours pour l’aménagement de la Place des Nations. L’architecte doit en attendre les résultats pour implanter définitivement son bâtiment. Comme on l’a vu au chapitre précédent, le gagnant du concours est le Français André Gutton. Quand son plan est approuvé, le dessin de l’immeuble de l’UIT est précisé afin qu’il s’adapte à ce que doit devenir la Place. En mai 1958, la première pierre est posée.

C’est une barre de 120 mètres sur cinq étages au-dessus d’un rez-de-chaussée surélevé, qui longe la rue de Varembé, sa façade Nord donnant sur la Place des Nations. Elle fait partie de la mélodie de barres et de tours dans le concert arborisé de l’espace qu’avait imaginée Gutton. Son gabarit est donc déterminé par le plan de la place, ce qui limite la liberté de l’architecte comme du futur locataire, empêché d’obtenir des étages supplémentaires.

Désaccords architecturaux et difficultés de chantier retardent la construction. En 1959, le secrétaire général de l’UIT se plaint auprès du conseiller fédéral Max Petitpierre du manque d’empressement des autorités suisses à satisfaire les demandes de son institution, tant en matière immobilière que financière. Les conditions d’accueil faites à l’Organisation mondiale de la Santé lui paraissent plus généreuses et il souhaite voir l’UIT traitée à égalité. Il déplore également que le loyer, fixé à 300 000 CHF, soit deux fois plus élevé que celui prévu dans son budget initial. Après la rencontre, le conseiller fédéral fait part au gouvernement genevois d’«un risque de voir transférer le siège de l’UIT» si celle-ci n’obtient pas raison (1).

Pour Genève, c’est la menace nucléaire, toujours la même depuis que les organisations internationales ont pris pied dans la ville. Jamais formulé explicitement, l’argument d’un possible départ défait toujours les nœuds des négociations les plus ardues entre les autorités suisses et leurs hôtes étrangers. La pression produit des idées magiques.

Abracadabra, le bâtiment peut donc être inauguré le 3 mai 1962 en présence du secrétaire général des Nations Unies, U Thant. Il forme avec le premier building de l’Organisation Mondiale de la Météorologie (OMM), dessiné par Ernest Martin, et celui des Bureaux internationaux Réunis pour la Protection de la Propriété Intellectuelle (future OMPI), dessiné par Pierre Braillard, le trio de verre et de béton qui clôt à l’Ouest l’espace de la Place des Nations.

Comme ses voisins, l’immeuble de l’UIT exploite à plein la technologie des façades légères, appelées aussi «murs-rideaux», en pleine expansion depuis l’après-guerre grâce au  perfectionnement des industries du bâtiment (béton, acier, verre, colle, isolants, etc.) L’ossature ne repose plus sur les murs extérieurs mais sur les piliers intérieurs. Ainsi libérées, les façades peuvent dès lors être travaillées avec des matériaux légers de remplissage. On est habitué aujourd’hui à cette esthétique internationale de verre et d’aluminium introduite à Genève par l’architecte Marc-Joseph Saugey (immeuble du cinéma Plaza), mais les trois bâtiments qui voient le jour ces années-là autour de la Place des Nations représentent une rupture par rapport aux constructions internationales précédentes du Palais ou du BIT, portées par de lourdes façades de pierre.

 

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Le deuxième bâtiment pentagonal de l'UIT, 57 mètres de haut, 15 étages sur rez de André Bordigoni. Première pierre en 1970
© FIPOI

 

A peine installée à Varembé, l’UIT est à l’étroit car ses tâches se multiplient. La course à l’espace, dans l’urgence, caractérise le siège genevois de cette organisation toujours prise de vitesse par la modernisation des technologies et le besoin de coordination qu’elles impliquent. Elle n’est pas la seule dans son cas. A partir du milieu des années soixante, tout le système des Nations Unies est au défi de son accroissement. Il n’y a jamais assez d’argent – et peut-être de certitude – pour prévoir très grand à l’avance. On s’en tient donc au rattrapage, la Suisse et Genève faisant de leur mieux pour répondre aux demandes et adapter leur offre à un développement toujours inattendu. En 1964, Confédération et canton créent d’ailleurs la «Fondation des immeubles pour les organisations internationales» (FIPOI), un organisme public chargé de faciliter l’implantation immobilière des organisations internationales et leur financement.

Dès 1965, l’agrandissement de l’UIT est étudié. Il faut de la place pour 200 à 300 fonctionnaires supplémentaires, une salle de conférence, une cafétéria, les locaux de service. André Bordigoni et son fils Didier sont à la tâche. Apparaît sur leur table à dessin, un «élément vertical». On ne dit pas «tour» parce que la chose n’a pas très bonne réputation à Genève où seule la cathédrale a droit d’élévation. Un projet de tour de 100 mètres de haut pour l’agrandissement du Palais des Nations avait soulevé la République. Bordigoni lui-même garde un mauvais souvenir de la tour d’habitation de Vermont qui lui avait été reprochée quelques années plus tôt. Il n’en recommence pas moins à penser en hauteur, et d’autant plus librement que le mètre carré est devenu très cher et qu’André Gutton, devenu consultant du gouvernement genevois, le pousse à se rapprocher de l’idée d’une tour, celle qu’il avait lui-même dessinée à cet endroit dix ans plus tôt dans son plan de la place.

De fait, «l’élément vertical» de 57 mètres et quinze étages hors sol dont la première pierre est posée en mai 1970 a la forme pentagonale proche de l’hexagone voulu par Gutton. Il n’est pas «triomphant» ni planté comme le cristal bleu dont rêvait l’urbaniste parisien. Pourtant, son revêtement de fonte d’aluminium naturel travaillée en relief lui confère, par les jeux d’ombre et de lumière, un aspect sculptural. Gutton a beau le trouver «bien lourd» (2), il plaît à ses commanditaires et ne déplaît pas aux Genevois. Le Journal de Genève y voit « une réussite dans toute l’acceptation du terme» (3).

 

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Le siège de General Motors à Détroit, référence incontournable des architectes Genevois des années 1960
© General Motors Media Archives

 

Dans l’étude patrimoniale très fouillée qu’ils consacrent au siège de l’UIT, les architectes de l’EPFL, Franz Graf, Germaine de Bazelaire et Giulia Marino, soulignent l’influence de l’Américain Eero Saarinen sur André Gutton, et de Gutton sur les architectes des trois premiers bâtiments de la Place des Nations : «La conception de la barre de Varembé, dont le volume très allongé ainsi que le traitement des enveloppes lisses et finement scandées par les montants verticaux, où s’alternent des ouvrants transparents et des allèges opaques, est en effet fortement tributaire du célèbre projet de Eero Saarinen [pour la General Motors à Détroit]. Bordigoni, mais aussi Martin et Braillard, sauront décliner cette référence incontournable, se situant, par des façades très abouties sur le plan technique, dans la production contemporaine selon un critère de représentativité.» (4)

 

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Pour la tour de l’UIT, le fils d’André Bordigoni, Didier s’est inspiré de l’Alcoa building de Pittsburgh, construit en 1953, premier gratte-ciel à la façade d’aluminium travaillé en épaisseur
© Alcoa Inc.

 

Les chercheurs de l’EPFL notent aussi une autre influence américaine, directe celle-ci, sur Didier Bordigoni: le fils d’André a été séduit par l’Alcoa Building de Pittsburg, construit en 1953 par les architectes Harrison & Abramovitz , premier gratte-ciel à la façade d’aluminium léger travaillée en épaisseur: «Bordigoni se situe dans la même lignée de réinterprétation astucieuse (…) Il s’empare de ce dispositif emblématique, de grande force plastique» pour une architecture «qui était dans l’air du temps» (5).

Une barre et une tour ne suffisent encore pas à loger toutes les activités de l’UIT. Des extensions se succèdent à partir des années 1985, l’une dans le creux qui avait été laissé près de l’entrée de la tour, l’autre sur l’espace entre la tour et le Centre International de Conférences (CICG) et la troisième en galette au-dessus de l’entrée du parking des Nations. Nécessaires fonctionnellement, ces extensions introduisent un flou architectural dommageable à la lisibilité de l’ensemble. 

 

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Le troisième bâtiment du campus de l'UIT construit sur concours en 1999 par Maurice Currat et Jean-Jacques Oberson 
© FIPOI

 

Le dernier ajout est une réussite: l’élégant bâtiment construit sur concours en 1999 par les architectes Maurice Currat et Jean-Jacques Oberson, rue de Montbrillant, en tête de la barre de Varembé, est un écrin de lumière dans une forme admirablement retenue. L’explication de sa modestie, heureuse cette fois-ci, a un nom: la Place des Nations, encore une fois. Ses six étages sobres et légers sont l’alternative à un nouveau projet de tour refusé par Genève au prétexte que la Place des Nations n’étant toujours pas aménagée, il ne fallait pas anticiper son devenir par des étages en trop.

Au final, le puzzle de bâtiments et d’annexes qui constituent le territoire de l’UIT tient plus du campus que du siège amiral. La tour, seule, fait enseigne. Une bonne petite tour dans cette Genève internationale de l’après-guerre qui s’est bâtie dans le sillage lointain des chefs-d’œuvre de l’architecture contemporaine. Comme le dit Laurent Wolf à propos des chefs-d’oeuvre de la peinture: derrière les artistes géants qu’on court admirer dans les églises et les musées, une foule de bons petits peintres ont répondu du mieux de leur talent aux commandes des évêques, des princes et des curés de paroisse dans le mouvement des inventions artistiques de leur temps. Il n’y a rien à leur reprocher (6).

 

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Les trois bâtiments qui forment le campus de l'UIT
© FIPOI

 

(1) Lettre de Max Petitpierre au conseiller d’Etat genevois Jean Dutoit, 12 novembre 1959, archives du DTP, Genève.
(2) «Ce ne fut pas le bâtiment de cristal que j’avais prévu qui fut exécuté mais un bâtiment bien lourd ! Comme toujours, il s’agissait d’économie de matériaux et peut-être aussi d’une volonté architecturale personnelle [de Bordignoni].» André Gutton, De la nuit à l’Aurore, Conversations sur l’architecture, cité par Franz Graf, Germaine de Bazelaire, Giulia Marino in Etude patrimoniale du Siège de l’UIT, EPFL, Laboratoire des Techniques et de la Sauvegarde de l’Architecture moderne, octobre 2014.
(3) Journal de Genève, 17 mai 1973.
(4) Op.cit.
(5) ibidem.
(6) «La méthode du visiteur», à paraître.

 

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