Chapitre 6: La Place des Nations ou la quête du sens
Ce sixième article de notre série sur l’histoire des constructions internationales à Genève met en évidence le problème urbanistique qu’a créé pour la ville l’installation du Palais des Nations à l’Ariana. Un problème que quatre concours internationaux échelonnés sur plus de cinquante ans ont toujours exploré mais jamais résolu, sauf le dernier, dans les années 2000, a minima.
Le dernier des malentendus entre Genève et l’Organisation des Nations Unies a la forme d’une chaise en bois de 12 mètres de haut avec un pied explosé. La sculpture, commandée à Daniel Berset par Handicap International, avait été installée devant l’entrée du Palais des Nations en août 1997 pour symboliser les ravages des mines antipersonnel que les Etats travaillaient alors à interdire. La Convention d’Ottawa signée, en décembre 1997, la chaise n’avait plus qu’à se laisser enterrer au cimetière des symboles périmés - ou aller chauffer la cheminée de son créateur. C’était sans compter avec son crédit de séduction.
Les Genevois, parce qu’ils avaient aimé le défi lancé par son pied manquant, et les visiteurs parce qu’ils adorent les surprises, ont ensemble forcé son maintien sur la place. L’ONU a renâclé, goûtant peu le prestige de la gouvernance mondiale représenté par une chaise estropiée. Mais que pouvait-elle dire d’un objet et d’une place qui ne lui appartenaient pas ? Lorsque s’est enfin inaugurée en 2007 l’esplanade monumentale promise à la Société des Nations en 1929, une chaise imprévue, comique et grave à la fois, y avait pris le pouvoir. Les touristes emmènent dans leur album de photos sa silhouette impérative dressée au-dessus des jets d’eau où jouent les enfants. Elle provoque ces «pourquoi?» qui excitent l’imagination. Elle offre un abri contre le soleil et la pluie. Son statut est juridiquement précaire mais culturellement intégré.
Le plan de André Gutton, premier prix du concours de 1956
© Bulletin technique de Suisse Romande; volume 83; cahier 15; 20 juillet 1957
La place des Nations a été la migraine du quartier international de Genève depuis les années 1930 jusqu’à ce que le dernier concours international d’architecture – le quatrième – lui donne les formes et fonctions toujours désirées et jamais achevées.
L’équation, il est vrai, n’était pas simple. Dès lors en effet que la Société des Nations s’installait dans la campagne isolée de l’Ariana, il lui fallait des routes d’accès et, devant son «palais», une place digne d’intérêt. Dès 1934 on ouvrait, entre la rue de Lausanne et l’Ariana, une «avenue de la Paix» et entre les quais et la route de Ferney-Paris, une «avenue de France». Entre les deux, l’espace menant au Secrétariat avait vocation à devenir la «Place des Nations», reliée à la gare Cornavin par la «rue de Montbrillant» et aux quartiers Ouest de Genève par «l’avenue Giuseppe Motta». Quatre artères de circulation, dont l’une internationale menant d’Italie en France, une esplanade libre au milieu pour les besoins de représentation: comment concilier mobilité et immobilité, trafic et contemplation, automobiles et piétons, fluidité et esthétique ?
Un premier concours fut lancé en 1934 avec deux handicaps: la SdN excluait toute intervention urbanistique sur son domaine et la destination des bâtiments futurs autour de la place n’était pas précisée. Un premier prix fut toute de même attribué, suivi d’études et de plans d’aménagement. Puis des conflits surgirent à propos de constructions commerciales commencées par des promoteurs locaux à Varembé sans souci de la perspective d’ensemble. La SdN et le gouvernement genevois appointèrent une commission d’experts qui demanda de les démolir et pour le reste conclut à l’urgence d’attendre. Son rapport révélait l’indéfinition du projet: qu’entendait-on par «place», à cet endroit ? Un espace enserré dans des constructions ? Une esplanade arborisée ?
La guerre interrompit les réflexions. L’après-guerre les renouvela, l’ONU ayant repris les missions de la SdN. L’effervescence économique et politique du moment appelait une vision large du développement du quartier international de Genève. La population de la ville augmentait rapidement, il fallait des logements, des écoles, des services. La Place des Nations devenait le croisement chaotique de fonctionnaires internationaux, d’habitants, de cars de touristes, de transports internationaux reliant le tunnel du Mont-Blanc au col de la Faucille, sur le Jura. Elle était engloutie sous le trafic.
En 1955, un gouvernement conscient de ses responsabilités et une ONU pressée de trouver une solution élaborèrent ensemble le programme d’un nouveau concours international pour l’aménagement de la place, qui fut ouvert en mai 1956. Cent vingt-trois architectes y répondirent, y compris de Russie et des pays du bloc soviétique.
La tour pentagonale de l'UIT, ce qui subsiste des 3 tours envisagées par André Gutton
© Alain Grandchamp / Documentation photographique Ville de Genève
Reconnaissant «la difficulté majeure de concilier la création d’une place monumentale avec l’organisation d’un nœud routier recevant plusieurs courants de circulation hétérogène», le jury attribua le premier prix à l’urbaniste français André Gutton, le plus sensible selon lui à la complexité du défi. Son approche consistait à déconcentrer le trafic automobile en le diluant sur un espace plus vaste afin qu’il ne gêne plus la place elle-même, alors « totalement abandonnée aux piétons » (1). Il comptait pour réussir sur la rocade vers l’aéroport de la future autoroute Lausanne-Genève. Les automobiles exfiltrées, l’ensemble de la composition formait un parc d’arbres, de fleurs et de pelouses ponctué par trois tours de verre disposées en triangle à 450 mètres l’une de l’autre, «verticales triomphantes aux formes pures, plantées dans la nature comme des cristaux bleus, symboles de la puissance et de l’unité des Nations» (2).
«Une place n’est pas un carrefour», professait l’urbaniste français. Son souci de «s’inscrire avec tact dans la nature» fit grand effet sur Genève où il fut célébré comme «poète»: «Voici que la poésie et, partant, la liberté viennent épouser la logique, écrivit le Journal de Genève. Ce jardin est vraiment un jardin.» Et à propos des tours, hantise habituelle des Genevois: «Nous avons découvert hier la poésie du verre (…) matière aussi belle que le marbre(…) On croit rêver. Genève sera-t-elle vraiment demain ce que M. Gutton nous fit entrevoir ? » (3)
La Place des Nations vue par Massimiliano Fuksas en 1995
© Département des Travaux Publics
Non, Genève s’en tiendrait à des ambitions moins élevées, pressurée qu’elle était pour fournir dans l’urgence du logement, du bureau, du couloir à automobiles. Il n’y eut pas d’espace ni d’argent pour le plan Gutton, qui n’en resta pas moins, jusqu’à aujourd’hui, comme la trame d’un possible et même, on le verra avec la tour de l’Union internationale des télécommunications (UIT), à Varembé, l’origine quelque peu dénaturée d’une réalisation.
«Venant de France et de Ferney, l’étranger sera accueilli par Genève dans un cadre digne des enseignements de Voltaire et de Rousseau», écrivait en 1958 un Gutton étourdi par son succès. En 1970, il démissionnait de ses activités de conseiller du gouvernement genevois, harcelé par un fonctionnaire obtus pour qui la Place des Nations n’était pas un problème d’architecture (4).
Elle n’en fut plus un, en effet, jusque dans les années 1990. Terre de personne et de nulle part, ni genevoise, ni internationale, offerte aux aléas de la circulation, hostile aux promeneurs mais sympathique aux manifestants rassemblés avec leurs pancartes sur son gazon miteux, la place était tombée si bas dans l’ordre de l’urbanisme qu’en 1994, les autorités suisses, fédérales, cantonales et municipales, ordonnèrent ensemble un redressement. Les organisations internationales furent conviées à participer à l’élaboration d’un programme pour un nouveau concours. Il s’agissait à la fois de réaménager la Place des Nations, «lieu de rassemblement populaire», et de planifier le territoire allant de Pregny au lac. Un volontarisme soudain emportait les décideurs : il fallait concevoir la place comme le cœur du développement futur de l’ensemble du site de la rive droite, parcs compris.
En jaune le chemin piétonnier qui selon Fuksas devait conduire du Palais des Nations jusqu'au Lac
© Département des Travaux Publics
Le premier prix alla à l’architecte italien Massimiliano Fuksas (5). Son projet consistait à encadrer la place de constructions contemporaines à usage international en ménageant un «parcours piétonnier équipé» descendant jusqu’au lac par la parcelle Rigot et le quartier de Sécheron. La circulation automobile était non seulement facilitée, comme le souhaitait l’Etat, mais carrément encouragée. Mise à l’enquête publique, la proposition suscita de vifs débats. Les amendements apportés ne suffirent pas à empêcher un référendum, lancé par des associations de quartiers, des défenseurs de l’environnement et du patrimoine. Deux menaces étaient brandies, la «privatisation de la Place des Nations» et le «bétonnage répété des parcs genevois». Pour les contrer, un comité «Pour une Place des Nations ouverte sur le monde» s’organisa. Se trouvaient ainsi face à face des acteurs institutionnels défendant des enjeux économiques de prestige et des acteurs du monde associatif défendant des enjeux sociaux, patrimoniaux ou écologiques (6).
La querelle était propre à l’époque : la fin de la Guerre froide avait rendu à l’ONU ses marges de manœuvre, le plus grand optimisme régnait sur sa capacité de devenir le principal organe de la gouvernance mondiale. Cet espoir était partagé par la foule des ONG et autres associations qui se voyaient de plus en plus comme parties prenantes de cette gouvernance. Elles avaient fait de la Place des Nations leur point de ralliement et de visibilité.
L’architecte Fuksas avait travaillé à représenter la grandeur de l’ONU comme organisation d’Etats. Il avait notamment imaginé pour la figurer une série de plans d’eau, «miroirs traversés de cheminements piétonniers.» Il lui avait échappé que la place avait désormais des nouveaux propriétaires virtuels, la masse d’activistes de toutes provenances se réclamant des droits et des peuples pour y manifester leurs opinions. La chaise, déjà, y exerçait son vote. Un plan d’eau, dans ces circonstances, c’était comme une interdiction de stationner.
Le 7 juin 1998, les citoyens de la Ville de Genève, seuls convoqués au référendum, repoussaient le projet Fuksas à 52,4%.
La Place des Nations telle qu'elle était devenue, miteuse, avant sa réfexion définitive en 2007
© Alain Grandchamp / Documentation photographique Ville de Genève
En 2002 s'ouvre le chantier d'après les plans du groupe Orsol
© Alain Grandchamp / Documentation photographique Ville de Genève
En 2007, la Place des Nations promise à la SdN en 1929 était enfin achevée
© Alain Grandchamp / Documentation photographique Ville de Genève
L’échec fut traumatisant pour ses promoteurs. On s’entendait moins que jamais sur ce que devait signifier la Place des Nations : un vide entre des bâtiments, un espace vert, une agora? On avait abandonné les vues d’André Gutton. Celles de Fuksas étaient rejetées. Y avait-il un espoir?
Ville et Etat de Genève se penchèrent encore une fois sur le dossier. En septembre 1999, ils présentèrent un plan simplifié aux organisations internationales, aux associations et habitants du quartier. Feu vert. Nouveau concours. En 2001, furent présentées les propositions du groupe «Orsol » animé par Christian Drevet, l’architecte et paysagiste lyonnais qui avait réaménagé la Place des Terreaux à Lyon. La surface piétonnière de la place était presque doublée. D’une esthétique épurée, libre de toute construction alentour, elle ménageait un espace à usages multiples, une récréation de jets d’eau et de lumière, un forum, un vide méditatif pour les jours de décembre, quand il n’y a rien à manifester sinon la déploration de l’hiver.
© Alain Grandchamp / Documentation photographique Ville de Genève
Le Conseil municipal prit note des objections. Les uns s’inquiétaient des dépenses d’énergie, les autres trouvaient au projet un côté porte-avion. L’architecture passait pour trop timide, ou pour trop froide. On contesta les granits au sol. On chipota sur les prix. La majorité pour un oui fut lente à se construire. Une association automobile fit un recours et le perdit.
«Il aura fallu plus d’un demi-siècle pour que Genève se dote enfin d’une Place des Nations digne de sa vocation internationale», déclara un élu municipal lors de l’inauguration, avant d’en terminer avec l’historique dilemme entre «place» ou «carrefour» par une synthèse sans appel: là, annonça-t-il, est maintenant «le Carrefour des Nations» (7). Les pompes à eau et l’éclairage coûtent hélas si cher que ce carrefour est la plupart du temps en mode économique. Les Nations s’en accommodent.
© Alain Grandchamp / Documentation photographique Ville de Genève
(1) André Gutton, “Le concours international pour la Place des Nations, à Genève”, in La Vie urbaine, Paris, 1959, no. 2, pp. 80-110.
(2) Ibid.
(3) Journal de Genève, 8 November 1958.
(4) Andé Gutton, Conversations sur l’architecture, De la nuit à l’aurore, éditions Zodiaque, Paris 1985, vol.2, p. 457.
(5) Massimiliano Fuksas, “Une histoire d’eau, Aménagement de la Place des Nations”.
(6) Ola Söderstrom, Béatrice Manzoni, Suzanne Oguey "Lendemains d’échecs, Conduite de projets et aménagements d’espaces publics à Genève”.
(7) Christian Ferrazino in “Place des Nations, Genève”.