L’Histoire du domaine bâti des institutions internationales à Genève
Par Joëlle Kuntz*
Introduction
C’était une gloire pour Genève, en 1920, d’être choisie comme siège de la Société des Nations, suite à la Première Guerre mondiale. Mais il a vite fallu s’organiser. Loger les «internationaux », leur fournir des places de bureau, des appartements pour leurs familles et des écoles pour leurs enfants. C’est ce chantier de près de cent ans que nous racontons ici. Nous présentons dans une suite d’articles les principales réalisations architecturales de l’espace désormais baptisé Jardin des Nations. Nous examinerons les défis et problèmes posés aux bâtisseurs, et les solutions trouvées. Nous verrons comment ont évolué les perceptions architecturales au cours du siècle, du classicisme au modernisme jusqu’à l’éclectisme qui caractérise la période présente.
Le domaine construit des organisations internationales est tributaire des grands mouvements d’architecture du XXe siècle. Il n’a pas innové sauf si, comme dit Le Corbusier, la tradition est l’accumulation des innovations. Les formes, matériaux et techniques lui ont été donnés par ce qui se faisait ailleurs en Europe et aux Etats-Unis. Son caractère particulier provient du dialogue compliqué et subtil entre, d’une part une Genève locale à la fois désireuse de plaire et réticente à laisser faire, et d’autre part des organisations internationales liées à l’accord de leurs membres.
Toute accueillante qu’elle fut, la ville hôte a imposé une sensibilité esthétique qui interdisait les extravagances de hauteur ou de style. En mètres carrés, la grandeur n’a été bienvenue que couchée. La cathédrale, seule, avait un droit d’élévation. On eût insulté le Mont-Blanc en lui opposant une forêt de gratte-ciel. La contrainte, non écrite, a dérangé les architectes plus que les commanditaires, unis aux Genevois pour la jouissance d’un site intouché, grandiose, à la hauteur de leurs idéaux.
Entre Genève et ses hôtes, la négociation a porté sur les surfaces concédées, toujours insuffisantes, sur la répartition des coûts des constructions, prévus et imprévus, sur les conditions d’accueil de leurs usagers. Des institutions internationales redevables devant leurs membres répartis dans le monde entier demandaient satisfaction à des institutions politiques genevoises et suisses redevables devant leurs électeurs locaux. Deux logiques politiques et administratives se sont côtoyées, dans l’entente la plupart du temps, dans le conflit parfois, et jusqu’au chantage dans de rares cas, quand telle ou telle organisation mécontente menaçait de s’en aller. C’est arrivé plusieurs fois.
L’expérience de cette cohabitation architecturale se lit en quatre séquences : les années 1922-26, qui voient arriver l’immeuble de bureaux du BIT dans le paysage de la belle Genève romantique du siècle précédent ; les années 1927-1937, habitées par l’immense polémique entre architectes modernistes et architectes classiques à propos de la construction du Palais des Nations ; les années 1950-1965 avec la victoire définitive du modernisme représentée par le bâtiment de l’OMS de Jean Tschumi ; le tournant du XXIe siècle et l’arrivée d’un éclectisme libéré des écoles ou courants, un permis de faire comme on veut pourvu que la valeur et le sens y soient. Le bâtiment de l’OMM en est le premier exemple.
Nous présenterons une quinzaine de bâtiments les plus importants parmi les centaines qui abritent les organisations internationales, les organisations non-gouvernementales et les missions diplomatiques. Ils marquent l’évolution de l’art architectural dans un quartier international longtemps en marge de Genève mais désormais dedans, pleinement.
Leur histoire est celle de tous les consentements politiques et techniques qu’il a fallu réunir pour que les internationaux se sentent bien à Genève au point de n’en plus vouloir partir et que les Genevois ne puissent plus s’imaginer sans eux.
* Journaliste, chroniqueuse au Temps, et auteur. Elle a notamment publié Genève, histoire d’une vocation internationale (Zoé, 2010) et L’histoire suisse en un clin d’œil, (Zoé, 2006).
- Chapitre 1: La Belle Genève en partage
- Chapitre 2: Le Palais Wilson, la mémoire de Genève et son otage
- Chapitre 3: Le Centre William Rappard: le point de vue de l’arbre
- Chapitre 4: Les concours d’architecture: une école du possible dans la cité de la paix
- Chapitre 5: Le Palais des Nations: pour la paix, un "monument"
- Chapitre 6: La Place des Nations ou la quête du sens
- Chapitre 7: L’UIT, depuis 1865 "l’élément vertical"
- Chapitre 8: L’OMS, le joyau des années soixante
- Chapitre 9: L'Organisation Internationale du Travail: Le clocher de la Genève internationale
- Chapitre 10: Le CICR: une architecture de l'urgence
- Chapitre 11: L'OMPI: les moments de la création architecturale de notre temps
- Chapitre 12: L’Organisation météorologique mondiale. C’est dans l’air!
- Chapitre 13: La Maison de la paix. L’art d’arrondir les angles
- Chapitre 14: Le CERN. La maison des bosons
- Conclusion. Genève au siècle des bureaux