Chapitre 13: La Maison de la paix. L’art d’arrondir les angles
Les six pétales de verre azur tressés en guirlande le long de la voie de chemin de fer, à Sécheron, sont un libelle pour la paix: les espaces fluides et sinueux reflétés les uns dans les autres en disent la fragilité, la complexité et pour cela la grandeur en regard des platitudes de la violence. Le maître d’ouvrage, l’Institut des hautes études internationales et du développement, est lui-même l’enfant de la paix des années 1920 et 1930, paix courte mais combien entreprenante.
Installée à Genève en 1920, la Société des Nations mobilisait les meilleures ressources intellectuelles du temps dans les matières de politique internationale. Le professeur genevois William Rappard cherchait à en faire bénéficier des étudiants en organisant avec elles et autour d’elles un cadre d’enseignement et de recherche. Il trouva de l’aide auprès du Laura Spelman Rockefeller Memorial Fund qui consentit à financer une ambitieuse institution d’études internationales pour autant que la Suisse y apportât une contribution équivalente. Sa générosité s’expliquait, selon Rappard, par une forme de regret: «Elle était d’autant plus disposée à nous écouter que plusieurs de ses chefs étaient inconsolables de ce que les adversaires du président Wilson avaient réussi à écarter leur pays de la Société des Nations» (1).
En septembre 1927, l’Institut universitaire de hautes études internationales voyait le jour, doté de 100 000 francs d’origine américaine et de 100 000 d’origine suisse, canton et Confédération. Il avait pour mission de former des étudiants aux faits internationaux en puisant dans les documents, les expériences et les contacts personnels offerts par la SdN. «Ce qu’on cherchera à Genève, c’est ce qu’on ne peut trouver qu’à Genève» (2).
La villa Barton, au bord du lac, où a vécu l’Institut des hautes études internationales de 1938 à 2013
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Créé pour appuyer le grand projet pacifique de l’après Première guerre mondiale, l’Institut a survécu à son échec. Après le retrait de la Fondation Rockefeller dans les années 1950, la Confédération et le canton s’en sont partagés les coûts. Il était logé depuis 1938 dans la villa Barton, au bord du lac. De ce domaine prestigieux acquis par la Confédération, le successeur de Rappard, Jacques Freymond, a fait le foyer d’une formation académique internationale de renom, doublée au moment de la décolonisation d’un Centre genevois pour la formation des cadres africains qui allait devenir, en 1977, l’Institut universitaire pour l’étude du développement (IUED).
L’après Guerre froide des années 1990 a de nouveau rebrassé les cartes. Membre du Partenariat pour la Paix de l’OTAN dès 1996, la Confédération s’offrait à contribuer aux efforts de maintien de la paix dans une période troublée par des conflits locaux et régionaux - jusqu’en Europe avec la guerre dans l’ex-Yougoslavie. Elle établit pour cela le Centre de Genève pour la politique de sécurité (GCSP), une fondation internationale pour la formation de diplomates, officiers ou hauts fonctionnaires de carrière de pays euro-atlantiques ou méditerranéens.
L’espoir de caser ce centre dans l’un des immeubles prévus à la Place des Nations par le plan de Massimiliano Fuksas disparut en 1998 du fait du rejet de cet aménagement par le peuple. Le GCSP trouva un abri temporaire dans le bâtiment de l’Organisation météorologique mondiale. Dans le même temps, la Confédération s’engageait pour la lutte contre les mines anti-personnelles avec la création d’un Centre international de déminage humanitaire (CIDHG) ainsi que pour la bonne gouvernance du secteur de la sécurité avec l’ouverture, en 2000, du Centre de contrôle démocratique des forces armées (DCAF).
Genève avait à loger ces trois centres confédéraux plus la bibliothèque de HEI, expulsée des bâtiments de l’ancien BIT qui venaient d’être attribués à l’Organisation mondiale du commerce. Où les mettre? L’Etat se procura auprès des CFF un triangle de terre allongé entre l’Avenue de France et l’Avenue de la Paix au bord de la voie ferrée. Il lança, en 2002, un concours d’architecture pour une «Maison de la paix» où cohabiteraient les centres de la Confédération et l’Institut avec sa bibliothèque. Le premier prix fut attribué aux architectes JLCG-Joao Luis Carrilho de Graça et Pfaehler & Zein. Des complications financières mirent cependant fin à l’opération.
Une méchante parcelle triangulaire au bord de la voie de chemin de fer
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L’idée d’une Maison de la paix ne fut pas abandonnée pour autant. Elle revint en 2008, dans de nouvelles circonstances. En novembre 2007, l’Institut de hautes études internationales (HEI) avait fusionné avec l’Institut universitaire d’études du développement (IUED), donnant naissance à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), dit aussi Graduate Institute. Cette fusion avait deux parrains, la Confédération et l’Etat de Genève, tombés d’accord pour rationaliser et renforcer la plateforme genevoise de formation aux affaires internationales. Un record de trois conseillers fédéraux s’entendaient à Berne sur cette intention.
La Confédération et Genève mettaient 77 millions de francs sur la table en vue d’un bâtiment sur l’ingrate parcelle des CFF, que la Fondation Wilsdorf allait racheter pour l’offrir en droit de superficie de 99 ans. Cette fois-ci, le maître d’ouvrage n’était plus l’Etat mais l’Institut en sa qualité de fondation autonome de droit privé. Ce statut lui permettait d’être propriétaire des bâtiments – les centres étant ses locataires obligés - et donc d’en assumer la construction et l’économie, y compris toutes les responsabilités d’emprunteur auprès des banques (56 millions dans un premier temps). Le principe d’autonomie favorisait également la recherche de donateurs privés, qui ajoutèrent 34 millions à sa tirelire.
En sa capacité de maître d’ouvrage, l’Institut élabora un programme qui mettait l’activité académique en tête des priorités: salles de cours, aula, bibliothèque et cafeteria devaient se concevoir comme un «knowledge center» commode et confortable, à la façon du «Learning center» de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Un concours d’architecture fut lancé en 2008. Il fallait construire 21 300 m2 de surface utile, dans une première phase, avec un budget de 167 millions de francs. Des cinquante dossiers enregistrés, six furent retenus en deuxième examen. Deux seulement, les 1er et 2e prix, triomphèrent de la méchanceté de la parcelle triangulaire par un assaut de courbes, spirales et rondeurs.
Un défi architectural tourné en poésie
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Le vainqueur, Eric Ott, appartient avec ses collaborateurs de l’atelier Ipas à une génération d’architectes condamnée à construire sur des terrains médiocres, ceux qui restent après la pénurie des sites prestigieux. De là l’impératif d’imagination. La Maison de la paix, dernière venue dans le domaine construit de la Genève internationale, a ainsi poussé sur une voie de garage ferroviaire, le moment étant venu, après épuisement de la belle Genève, de vivre parmi les trains, les routes, les bureaux et les usines. Le règlement du concours précisait d’ailleurs que la zone était promise à un vaste développement urbain.
Arrondir puis forcir les angles
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Eric Ott a tourné le défi en poésie. Ses «pétales», d’abord quatre pour les besoins de l’Institut et des centres, puis un cinquième et un sixième comme investissement, ont des fleurs l’ignorance de la ligne droite. Rien n’est droit dans ses bâtiments, ni les enveloppes extérieures, ni les parois intérieures, ni les escaliers, ni les couloirs et les salles. Jusqu’aux étagères de la bibliothèque, doucement incurvées, l’architecte a poursuivi obstinément son but d’arrondir les angles, pour les forcir au dernier moment: n’est-ce pas ce qu’il faut faire dans une maison de la paix?
Les pétales tiennent sur un socle commun sous lequel court la bibliothèque
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Techniquement, ce travail d’arrondissement est de l’ordre de la prouesse. Les six bâtiments reposent sur un socle continu qui va de l’Avenue de France à l’Avenue de la Paix. La structure est faite de dalles de béton armé posées sur une charpente tubulaire contreventée par des barres biaises ainsi que par les cages d’escalier en béton à l’angle de chaque pétale. Le tout est ancré dans la molasse par des pieux de 20 mètres de profondeur. Une poutre triangulée disposée dans la façade du premier pétale supporte le porte-à-faux de 40 mètres de l’entrée principale.
L’escalier ellipsoïdal en porte-à-faux de l’atrium
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Un grand auditorium en suspension
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Le grand escalier en colimaçon de l’atrium est lui-même en porte-à-faux. Quant à l’auditorium Ivan Pictet, il est accroché à un nœud de longerons et de poutres retenues par un mur caché de 90 cm qui supporte l’entier de la charge. Aucune colonne ne vient ainsi troubler son espace de six cent places. La bibliothèque, sous le rez-de-chaussée, déploie son élégance sur deux niveaux tout au long de trois bâtiments, offrant 350 places de travail dans ses courbes et dénivellements.
Un restaurant panoramique complète au sommet du cinquième pétale la cafétéria ouverte au public dans le premier pétale. Il participe au projet de faire de la Maison de la Paix un lieu de rencontre au cœur du quartier international, projet matérialisé par une passerelle piétonne au dessus des voies de chemin de fer qui débouche sur l’escalier monumental de «l’interpétale» recouvert d’un porte-à-faux de 37 mètres.
Pour les piétons, de l’Ariana jusqu’au lac
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Cet ouvrage d’art, réalisé pour la Ville de Genève par l’architecte Pierre-Alain Dupraz, donne l’accès à la gare de Sécheron de part et d’autre d’un quartier ainsi renforcé dans sa fonction internationale. Le rêve longtemps entretenu d’une promenade piétonne allant de l’Ariana jusqu’au lac se concrétise peu à peu, bien que la multiplicité des acteurs concernés en complique la cohérence globale.
La Maison de la paix est désormais le coeur d’un campus académique et para-académique qui comprend, outre l’IHEID lui-même avec sa Maison des étudiants, ses villas Barton et Moynier pour ses propres formations, les centres de la Confédération ainsi que les locataires des bureaux disponibles choisis pour leurs activités dans le domaine de la paix ou du développement durable.
Avec l’installation du campus universitaire de biotechnologie dans les bâtiments de Merck Serono, de l’autre côté des voies de chemin de fer, c’est toute une société d’étudiants et de chercheurs qui transforme la friche urbaine de Sécheron en pôle intellectuel de portée internationale.
La maison des étudiants, inaugurée en 2012 grâce à un don de 20 millions de francs d’Edgar et Danielle de Picciotto
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Les pétales d’Eric Ott en sont l’annonce légère et joyeuse. Son architecture espiègle dissimule sa monumentalité sous le manège inattendu des formes et la transparence de ses matériaux. Elle rayonne sans avoir l’air de s’imposer. Elle est un jeu de la tête au pied, chaque détail pensé pour confondre l’évidence. Comme Rino Brodbeck et Jacques Roulet, les auteurs du bâtiment de l’Organisation météorologique mondiale, en contrebas, Eric Ott a fait de la misère du lieu une séduisante prosodie citadine. C’est la liberté qui reste aux architectes du XXIe siècle après que les doctrines ou les styles du siècle précédent se soient fatigués et les espaces taris.
© Gérald Sciboz / Ipas
(1) La création de l’Institut est racontée en détail par Victos Monnier in William E. Rappard, défenseur des libertés, serviteur de son pays et de la communauté internationale, Editions Slatkine, Genève, Helbing et Lichtenhahn, Bâle, 1995
(2) ibidem