L'interview | Esther Dingemans

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Comment présenteriez-vous votre organisation en quelques mots? En quoi consiste votre fonction? Quel est votre objectif?

J'ai l’honneur de diriger le Global Survivors Fund (GSF – le Fonds mondial pour les survivant.es de violences sexuelles dans les conflits), avec le soutien d'une équipe talentueuse, majoritairement féminine. Le GSF a été créé en 2019 par Dr Denis Mukwege et Nadia Murad, lauréats du prix Nobel de la paix. Son objectif principal est de soutenir le plus grand nombre possible de survivant.es de violences sexuelles dans le contexte de conflits armés, et de leur proposer une aide concrète pour se reconstruire. Il faut savoir que la violence sexuelle est souvent utilisée comme une arme de guerre particulièrement destructrice, car elle engendre des séquelles terribles en termes de traumatismes physiques ou psychologiques, de stigmatisation, de rupture des liens familiaux et de perte totale des moyens de subsistance.

L'action de GSF est fondée sur la notion de « réparation ». Le droit à des réparations des survivant.es de violences sexuelles est inscrit dans la loi. Ce droit comprend non seulement la reconnaissance du préjudice subi, mais aussi une indemnisation et l’accès à des services de réadaptation, tels que des aides à la formation ou à l'emploi, et un soutien médical et psychologique à long terme. Malheureusement, en plus de 20 ans de carrière auprès des survivant.es, je n’ai vu qu’une poignée de cas de personnes ayant reçu des réparations. Un réseau international de survivant.es de violences sexuelles dans les conflits a décidé que cela devait changer. C’est dans ce but que nous avons créé le Fonds.

Notre mission consiste d'une part à pousser les États à prendre leurs responsabilités en accordant des réparations aux survivant.es, et d'autre part à soutenir ceux qui sont prêts à le faire. Mais les survivant.es ne peuvent pas attendre indéfiniment qu’on les aide ; ils et elles ont souvent attendu des années, voire des générations. Nous lançons donc le processus en leur proposant un soutien direct et concret, tout en impliquant les États. Notre objectif est de démontrer qu'il est possible d’accorder des réparations aux survivant.es à un coût abordable, et que les autorités peuvent faire de même, afin de renforcer notre impact.

Ma fonction consiste à définir l'orientation stratégique de GSF et trouver les moyens de soutenir les survivant.es de manière encore plus efficace. Pour une partie, cela consiste à contester le statu quo et à repousser les limites, dans la mesure où les institutions et cadres juridiques actuels ne permettent pas aux survivant.es d'obtenir justice.
 

 

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Parmi la concentration d'acteurs à Genève (OI, ONG, missions permanentes, universités et secteur privé), avec qui travaillez-vous et comment?

Nous collaborons avec beaucoup d’acteurs différents. Nous sommes convaincus que la collaboration est essentielle pour venir en aide aux survivant.es et mettre fin à la violence sexuelle dans les conflits. Par exemple, tous nos projets sont menés en partenariat avec des survivant.es et des acteurs présents dans les zones de conflit, mais aussi partout où nous trouvons des partenaires intéressés, dont Genève. Nous collaborons également avec des chercheurs, des ONG locales, des États, ainsi que le secteur privé.

Tous nos projets sont développés en collaboration avec les survivant.es, afin d’assurer leur participation active aux décisions qui les concernent. Par exemple, le conseil de fondation de GSF compte parmi ses membres des survivant.es ainsi que des représentants de la société civile et des experts en réparations.

 

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Quelles sont les forces et les faiblesses de Genève en ce qui concerne le développement de votre activité?

Genève est une plateforme de collaboration essentielle, et nous essayons de tirer profit de ce « melting pot » de l'engagement multilatéral. Nous constatons que notre projet intéresse la communauté internationale et nous avons eu l’occasion de participer à des événements phares tels que le Conseil des droits de l'homme des Nations Unies. Nous collaborons également avec de brillants étudiants et chercheurs issus de plusieurs universités, ainsi qu'avec le secteur privé. Genève est une vraie source d'inspiration pour une jeune organisation comme la nôtre!

Bien sûr, nous aimerions dépasser ce système centralisé selon lequel les sièges des diverses organisations sont concentrés en un seul endroit, ce qui les rend difficilement accessibles pour la plupart des survivant.es. Notre activité consiste à soutenir des projets sur le terrain et à travailler directement avec les survivant.es. C'est pourquoi nous nous sommes fixés l’objectif de créer plus de postes à responsabilité dans les pays concernés d’une part, et d'intégrer plus de survivant.es dans notre équipe internationale de l’autre.

 

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Selon vous, à quoi devrait ressembler la gouvernance mondiale dans 20 à 30 ans?

Dans 20 ou 30 ans, j'espère qu'il y aura plus d'égalité entre les organisations basées à Genève et les acteurs de terrain. Pour une justice vraiment efficace, il faudrait que les ONG actives dans les zones de conflit jouent un plus grand rôle dans la prise de décision interne. Souvent, les organisations avec qui nous collaborons ne répondent pas aux critères fixés par certains donateurs. Nous leur proposons donc un soutien administratif, notamment pour la protection des données, la gestion financière et le suivi de l'impact de leurs activités. A moyen terme, nous voulons qu’elles soient capables de gérer ces tâches de manière autonome. J'aimerais aussi que des groupes de survivant.es puissent mener des projets répondant à des problèmes qui les touchent directement sans dépendre des institutions ou organisations internationales.

Dans ce but, nous avons mis en place une démarche de « co-création » pour que nos projets soient développés non seulement pour mais aussi avec les survivant.es. Nous innovons en expérimentant des nouveaux modes de travail basés sur les connaissances et les compétences des survivant.es, ainsi que ceux de spécialistes dans de nombreux domaines. Les survivant.es jouent un rôle central dans la conception des projets, qui doivent répondre à leurs besoins et leurs priorités, et participent également au suivi et à l'évaluation. Cela demande une grande flexibilité dans la manière de penser, et nous sommes fiers de voir ce projet se concrétiser !

 

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Quelle question auriez-vous aimé que l'on vous pose?

J'aimerais que la question des violences sexuelles dans les conflits soit plus largement comprise et discutée. On en parle un peu plus aujourd'hui qu’avant, mais les causes et les schémas qui sous-tendent ce phénomène restent mal compris. Il s’agit non seulement de viols d'une extrême violence – y compris de jeunes enfants – mais aussi d'esclavage sexuel et d’actes de torture auxquels les parents sont souvent forcés d'assister. On évite généralement de trop entrer dans le détail, mais je pense qu'il est important de souligner ces aspects, car cela explique la gravité des séquelles et l'urgence qu'il y a à soutenir les survivant.es, dont les vies sont souvent ruinées. Les victimes perdent leurs moyens de subsistance, leur santé est profondément impactée, tout comme leurs relations intimes, et elles subissement parfois des années, voir des générations, de violence et de traumatismes répétés avant que leur situation s’améliore. Le mouvement mondial contre la violence sexuelle est en pleine croissance, et j'ai donc bon espoir que la société est enfin prête à soutenir les survivant.es, à accueillir leur parole, à leur dire que ce qui leur est arrivé n'est pas de leur faute et à accélérer le processus de reconstruction. C'est un pas en avant essentiel vers l'éradication de la violence sexuelle dans le monde entier.

 

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